La méthode de Jean Carles

Jean Carles, parfumeur créateur de quelques pépites dont « Miss Dior » (le vrai, l’unique, le premier du nom, le tout vert, quoi), L’Air du Temps, et d’autres, est le fondateur et le premier directeur, de l’école de Parfumerie du Roure qui est, à ma connaissance, la première du genre (créée en 1946). Il est aussi le créateur de la méthode d’apprentissage des parfums qui porte son nom. Et également, l’un des nombreux parfumeurs qui voient la parfumerie comme un art avant de la voir comme une industrie.

Je ne sais pas où finit l’histoire et où commence le mythe, mais on lit sur certains sites internet (comme la page wikipedia anglaise qui le concerne), que Carles a fini sa vie anosmique, et qu’il a d’ailleurs composé le susdit Miss Dior dans cet état, comme  Beethoven a composé sa 9e symphonie (entre autres) en étant complètement sourd.

4555707612_dfb57b67ae_o

Orgue de Jean Carles, photo de Fabrice Belloncle

La société Roure ayant été rachetée par Givaudan, l’école porte aujourd’hui ce dernier nom (et elle est située en région parisienne et non plus à Grasse comme à l’époque), mais la méthode est toujours enseignée. Ecole que j’ai visitée (rapidement) lors de la « summer school » de l’ISIPCA en juillet 2015.

Il y a quelques bouts de sa méthodologie (en anglais) qui traînent sur le net, et qui donnent un aperçu de sa façon d’enseigner les parfums. Je me propose de vous en faire une synthèse ici. N’hésitez pas à réagir si vous en savez un peu plus que moi à ce sujet !!

Le principe de base, c’est comme pour écrire : il faut connaitre les lettres (les matières premières), les mots (les accords), et une certaine notion de la syntaxe (comme une phrase s’écrit avec un sujet, un verbe et un complément d’objet, là on va retrouver la référence tête / coeur / fond). Pas de « méthode globale » ici ! Mais beaucoup de rigueur dans un monde de créativité. Ce qui n’est pas forcément antinomique…

Carles commence à réfléchir par les notes de fond, qui sont les notes qui ont peu de volatilité et une grande ténacité. Il conseille de tester différentes proportions d’accords de 2 notes avant d’aller plus loin. Par exemple, un accord de base chypre avec de la mousse de chêne et de l’ambre gris (deux matières premières fortement réduites par la législation et l’usage, aujourd’hui) devrait être étudié de la façon suivante :

Proportions
Mousse de chêne 9 8 7 6 5
Ambre gris 1 2 3 4 5

Ainsi, on va « tester » (et mémoriser) un accord plus ou moins costaud en mousse de chêne et en ambre gris, avant de positionner son choix. Notez qu’on s’arrête au 5/5, car sinon ce serait une base ambrée (basée sur l’ambre gris) et non une base chyprée (basée sur la mousse de chêne). Et ainsi de suite pour ajouter un 3e ingrédient. Cela permet aussi d’éduquer son nez sur la façon dont les matières premières interagissent.

Ce qu’il dit aussi, c’est que l’accord des notes de fond toutes seules, une fois construit, est désagréable au nez au premier flairage même si cette impression disparaît ensuite, ce qui explique qu’on l’enrobe de notes de cœur qu’il appelle « modifiers » en anglais – j’imagine que la traduction serait « modificateurs », et donc il faut le comprendre dans le sens « modificateur des notes de fonds ».  J’avoue que cette partie me laisse un peu perplexe – j’adore sentir du labdanum tout seul ! Ces notes « modificatrices » sont donc d’intensité et de ténacité moyennes.

Enfin, les notes de tête sont là pour le marketing 😉 . C’est bien ce que dit Carles ! « Cette note est très importante, car le consommateur potentiel est facilement influencé par elle ». Bon, il dit aussi qu’elle ne peut être la caractéristique principale du parfum. Ce point de vue pourrait être nuancé aujourd’hui – le texte dont je vous parle date de 1961. L’Eau Frappée est un exemple de parfum qui ne contient quasiment que des notes de tête et des muscs. Je pense surtout que Carles n’est pas un grand fan des notes de tête, c’est ce qu’il me semble à la lecture de l’article.

Au final, il nous propose un exemple de construction chyprée de base, que je vous indique pour mémoire :

25% de notes de tête :

  • 4 Orange douce
  • 1 Bergamote

20% de modificateurs :

  • 3 Absolue Rose
  • 1 Absolue de civette dilué à 10%

55% de bases :

  • 6 Absolue Mousse de chêne (interdit aujourd’hui dans des concentrations importantes)
  • 4 Ambre gris 162B (je pense que c’est une base de parfumerie – je vous en reparlerai)
  • 1 Musc Ketone (musc nitré interdit aujourd’hui)

(Les proportions s’entendent en poids des composants)

On voit que les bases constituent plus de la moitié de la formule. Carles nous indique que « les proportions doivent être choisies pour obtenir une évolution équilibrée pendant l’évaporation ».

La suite de l’article correspond plutôt à des conseils aux jeunes parfumeurs qu’à une méthode proprement dite. Mais Carles revient inlassablement sur le sujet qui me semble être le cœur de sa méthode : il faut « faire ses gammes » comme un pianiste, c’est-à-dire pratiquer les accords, faire des tests, de très nombreux tests, pour enrichir sa connaissance de la façon dont les matières fonctionnent entre elles. Il estime que même si la tâche est lourde et ingrate,  la virtuosité passe forcément par là.

 Source :

  • « A method of creation and perfumery By Jean Carles (Dec.1961) ». Série d’articles publiée en 1968 dans la publication de synthèse de la revue “Soap, Perfumery & Cosmetics” (et reproduits sur le site The Perfumer’s Apprentice).

A propos Carole

Blogueuse Olfaction(s)
Cet article, publié dans Lectures, Recherches, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

5 commentaires pour La méthode de Jean Carles

  1. Axelle dit :

    Etonnantes ces proportions entre Tête, Coeur et Fond ! Des parfums qui devaient bien tenir en effet ! On a évolué vers beaucoup plus de note de tête, est-ce parce que les MP de fond sont plus chères ? Pour augmenter le « love at first sniff » effect ??? Merci pour cet article et à bientôt !

    J’aime

    • Carole dit :

      oui ça m’a un peu surprise aussi. Bon, ça date un peu, et c’est rigolo parce que dans un paragraphe il fait du « modern-bashing » sur le style « oui maintenant on met des overdoses partout » 🙂

      J’aime

      • MARIN. FRANCOISE dit :

        je réponds très tardivement à vos commentaires
        j ai été l élevé de jean Carles et ai dirigé l’école de parfumerie éponyme de 1990 à 1997 date de sa fermeture à Grasse
        oui on fait des overdoses de nos jours, mais bâties sur une harmonie existante…
        c est ca le mystère de la grande parfumerie

        J’aime

  2. LaCacahuète dit :

    Très intéressant, en effet les 55% pour la base sont surprenants, et en même temps pas tant que ça, ce sont des parfums qui duraient très longtemps (au-delà de 4-8 heures) .

    J’aime

Laisser un commentaire